Œil de DOM
Se coucher tard nuit. Me lever matin m’atteint.

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Sauvetage de deux-roues...

dimanche 15 juillet 2012, par Dominique Villy

Curieuse machine que la mémoire !
Il suffit d’un son, d’un mot, d’une image, d’une odeur, d’une situation pour que des réminiscences enfouies je ne sais où dans le tréfonds de l’inconscient, réapparaissent en surface, à la manière des bulles de méthane qui montent des terrains marécageux et s’enflamment spontanément durant les chaudes soirées d’été.

On transporte avec nous des millions d’impressions parmi lesquelles on va piocher lorsque le besoin s’en fait sentir, mais certaines de ces images d’autrefois reviennent d’elles même, maîtresses de leur destinée. Elles ont en quelque sorte acquis une autonomie et semblent vivre leur vie sans nous, qui ne sommes que leur réceptacle...

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J’avais enchaîné mon vélo au treillis de lattes marquant la limite de la terrasse d’un café de la rue des Granges, où j’allais passer un moment. Précaution peut-être un tantinet excessive, le vélo en question n’étant plus vraiment de première jeunesse, et les "emprunteurs potentiels" qui déambulent en ville louchant plutôt sur les scooters...

Mais, bon, c’est mon vélo, nous sommes habitués l’un à l’autre et je ne verrais pas d’un bon oeil qu’un loubard le malmène dans un rodéo échevelé sur un parking de supermarché !... ( Quoi ?! C’est plutôt les BMW qu’ils visent ?!... Ah bon…)

Au moment de reprendre le fidèle compagnon ... pas moyen d’entrer la clé dans le cadenas ! C’est la bonne clé, c’est le bon cadenas, c’est le bon vélo, ... mais ça ne joue pas. Le bidule est bloqué coincé, tu croirais une punaise de sacristie. Je ne l’aurai pas.

Par chance, un type travaille dans la vitrine voisine. Je repère une pince coupante dans sa caisse à outils. Je me retrouve donc en train de cisailler les faisceaux du câble anti-vol - soit dit en passant sans attirer l’attention de quiconque : voleurs de vélos, n’hésitez pas : travaillez tranquillement au grand jour, à visage découvert !

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Brusquement, une scène similaire remonte à la surface de ma mémoire vacillante, mais dans un contexte autrement plus chaud.

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Eté 1973 .

Chez Lip, ça chie.
Les journées sont rythmées par les altercations sur les parkings des environs de l’entreprise. On y joue aux lapins et aux chasseurs.

Les lapins sont en jean, avec des baskets, les chasseurs sont en bleu, harnachés comme des tortues, mais plus rapides. Les lapins harcèlent les chasseurs. L’ambiance est électrique, l’orage qui s’annonce ne va pas distribuer que des coups de foudre. Les chasseurs, muselés par le chef de meute se gonflent lentement d’une haine et d’une violence hallucinantes qui se déversera en un flot de coups dès que la bonde sera retirée.

Ce dimanche soir là, trois copains, en dérive complète, de retour d’un week-­end de beuverie en Suisse, se retrouvent pris dans la tornade.

Les brumes alcoolisées leur auront-elles brouillé la vue ? Ou le diable des pochetrons leur a-t-il susurré, de sa langue fourchue, de garer leurs motos au pied de cet immeuble et de s’installer afin de profiter depuis les premières loges du spectacle réjouissant de tout ces petits bonhommes colorés et sautillants.

Mal leur en prit. Les bleus se mirent à charger, et les trois compères, pris entre le marteau et l’enclume, sans moyen de filer- la solidarité des ivrognes leur commandant de ne pas abandonner celui des trois qu’un accident récent avait privé d’une partie de sa mobilité ; les trois compères donc, se font matraquer et emballer proprement.

Panier à salade, procédure d’urgence, et hop, direction la Butte (la maison d’arrêt de Besançon) pour un séjour de quatre à six semaines à l’ombre.

Le surlendemain, sur la demande de la mère de l’un des gaillards, je me mets, en compagnie du reste de la bande, à sillonner le quartier chaud de Palente, théâtre des événements, à la recherche des deux motos abandonnées, avec pour mission de les mettre en sûreté pour les semaines à venir. Les doubles des clés en poche, nous circulons à un jet de cocktail Molotov des bleus positionnés en cordon.

Les bécanes sont rapidement repérées, intactes, c’est un miracle. Seul problème, la Yamaha est solidement enchaînée à une grille, et nous n’avons pas la clé du cadenas.

A cinquante mètres de là, les lapins commencent à faire monter la pression. Y a intérêt à pas traîner, le climat va virer malsain sous peu.

Un voisin nous prête une mauvaise scie édentée.

Les insultes pleuvent, à côté. Les caillassages commencent.

Cette saleté de scie couine et patine.

L’Intifada se déchaîne, pas la moto : le maillon n’est pas tendre.

Les manifestants ne sont pas tendres non plus. Les bleus restent impassibles, c’est pas bon signe.

La lame entame la ferraille et la savoure, centième de millimètre par centième de millimètre.
Nous prenons des relais.
Ne pas forcer, ne pas casser la lame. Chaque minute est précieuse.

Un premier tronçon du maillon rend l’âme. Encore autant et la chaîne sera rompue. .

Le cordon de bleus, lui, ne se rompt pas. Casque vissé sur le crâne, visière baissée, ils attendent l’aboiement du maître-chien pour évacuer la hargne que les insultes et les projectiles ne manquent pas de rendre encore plus mordante.

Encore un peu de sueur, le maillon va s’ouvrir... Il cède... Il s’ouvre...

Contact.

Les quatre moteurs rugissent simultanément.

Le gradé lance son ordre tant attendu.

La première est enclenchée, les roues arrière patinent.

Les matraques se lèvent.

A la fumée des lacrymos répond la fumée de la Yamaha. Au crépitement des cailloux sur les boucliers répond le glorieux chant à quatre temps des Honda et de la BMW.

Ouf ! Il est dix neuf heures ; dans trois minutes, on en rigolera.

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Il est 14h30.
Je suis rue des Granges, sur mon vélo, un large sourire en banane me barre le visage. J’ai rendu sa pince au type, jeté les morceaux du cadenas dans une poubelle.

On a beau dire, mais il y a 39 ans, les sauvetages de deux roues avaient tout de même une autre gueule, un autre panache !

© Dominique Villy