Œil de DOM
Se coucher tard nuit. Me lever matin m’atteint.

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Chez Victor

jeudi 15 mars 2012, par Dominique Villy

Le décor :

  • Le bistrot tabac épicerie ouvert à toute heure 7 jours sur 7, à côté de chez moi, où chaque matin que le diable fait, je m’approvisionne en nourritures terrestre et intellectuelle, pain frais et Libé.

Les personnages présents :

  • Victor, la soixantaine claudicante, chevelure et barbe poivre et sel, maître incontesté des lieux, actif du matin au soir, l’oeil à tout, disponible pour tous et chacun.
  • Une tablée de gaillards qui commencent la journée en glosant devant un café, dans la fumée bleue des trop nombreuses cigarettes.
  • Moi-même, client furtif, et pour le coup témoin de la scène.

Les personnages évoqués :

  • La Titine, vendeuse courte sur pattes, ... peu souriante.
  • La Grande, autre vendeuse, grande, comme son surnom l’indique, à la poitrine avenante, au physique taillé à la hache, ...souriante.
  • La tante de l’un des gaillards.

La scène :

« Mais, Bon Dieu, est-ce que vous allez arrêter de me faire chier, les trois, ce matin, oui ou non ? Vous êtes là depuis l’ouverture, à me gonfler, ça va pas suffire, maintenant ? »

J’ai rarement connu Victor énervé, mais aujourd’hui, à sept heures trente, il me semble déjà à bloc. Il est aux prises avec trois gaillards scotchés à une table devant des expressos, mais à voir les larges sourires qui leur fendent la tronche, on imagine rapidement qu’il ne s’agit là qu’un jeu entre eux et le patron. Lui même ne semble pas particulièrement convaincu de sa juste colère.

Mais il poursuit.

« C’est ça, continuez votre bordel, mais profitez-en bien, parce que dans pas longtemps, vous allez moins rigoler ! »

Rires redoublés des trois compères qui braillent à l’unisson, achevant de me tirer de l’engourdissement de ma nuit. Vite, mon pain, mon journal, et que je m’enfuie de cet asile !

« Vous allez voir, les gars, la Titine va arriver, et alors là, fini le bon temps ! »

A ce moment précis, une chape de plomb s’abat sur les joyeux lurons, brisant net les rires et le flot des quolibets. Victor, sourire en coin, savoure l’effet de son estocade.

Effectivement, la Titine est sur le point d’arriver : je l’ai dépassée dans la ruelle, où elle tirait comme une forcenée sur son clop, adossée à sa voiture, avec le visage de quelqu’un fermement décidé à faire payer à la terre entière l’ignominie d’un lever aux aurores...

« Oh ! non ! Pas la Titine ! »

C’est le cri de désespoir d’un homme aux abois.

« Je l’aime pas, la Titine ! »

C’est pourtant un grand type, plus que trentenaire, large d’épaules, au visage buriné par la vie, mais tout à coup, il redevient petit garçon. Ses potes se taisent, respectueux du mal-être qu’il avoue piteusement. Sa voix se casse.

« Pourquoi c’est pas toujours la Grande, Victor ? Je préfère la Grande ! Confronté au malheur de ce gars, je prends subitement conscience de ma fatuité : mon seul souci est de me procurer ma dose quotidienne d’encre fraîche, alors que mon voisin est en détresse !

Poursuivi par ses fantômes, le type continue :

"La Titine, elle me rappelle ma tante, et ma tante, je l’aime pas ! "

© Dominique Villy