Œil de DOM
Se coucher tard nuit. Me lever matin m’atteint.

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Journal de confinement, page 27...

vendredi 24 avril 2020, par Dominique Villy

Vendredi 24 avril 2020

Casque bouclé. Visière levée. Gants ajustés. Le pied droit relève la béquille latérale. Débrayage, première enclenchée, Klonk ! elle est très bruyante ! Embrayage, avec un peu de gaz. La bécane s’ébroue gentiment. Premier panneau Stop à 15 m. Pied à terre. Coup d’œil à droite-le danger vient souvent de droite-, à gauche...embrayage, du gaz.
Les 290 kg de la machine se font plume.
Seconde. Feu rouge, ... non vert. Basculer tout à gauche. L’avenue est libre. Gaz. Troisième, en douceur. La mécanique ronronne.

Le pilote respire.
Respirer à pleins poumons. Savourer.
Anticiper aussi, fixer depuis maintenant les prochains feux tricolores.
Le vert passe à mon arrivée. Seconde, dans une légère secousse. Klonk !

Basculer à droite, relever, basculer tout à gauche pour profiter du prochain feu, au vert lui aussi. Avenue rectiligne.
Hop ! Du gaz...
Gare aux véhicules garés le nez contre le mur de la caserne. Une reculade intempestive serait dommageable.
Troisième, quatrième.
Le gros quatre cylindres respire, son souffle est ample. Il ne piaffe pas encore.
Ça ne saurait tarder.
Carrefour dangereux, voies du tram, fourbes à souhait, croisement hasardeux avec ce gamin en scoot qui ne trouve rien de mieux à faire que dresser son engin sur la roue arrière. Pas de casque évidemment. L’ado est indestructible, le petit frère passager arrière aussi, je suppose...
Descente à allure modérée en direction du pont qui enjambe le Doubs. De nouveau les voies du tram. Il se présente, au loin. Ralentir, descendre les vitesses. Klonk ! Klonk !
Mettre pied à terre. Dévisager les passagers du tram, le Rouget de Lisle, ....mais c’est un nom de bière, ça ?!?!
Vert. Première. Klonk ! Accélération modérée.
Basculer à droite.
Dépasser le commissariat de police. Avenue de la Gare d’eau, large rond point, tunnel sous la Citadelle, 250 m pour faire vrombir la machine et ressentir dans sa chair le bruit formidable de l’échappement, renvoyé par la voûte.
Tout à droite dès la sortie, trois derniers hectomètres avant d’attaquer la Côte de Morre.
Les cylindres ne demandent qu’à turbiner. Je lâche un peu la bride. Quatrième. Cinquième. Les aiguilles montent. Le vent me gifle. Les lignes jaunes discontinues sont de plus en plus proches l’une de l’autre.
Relever le buste pour aborder l’épingle de Beau-Site, retrouver une allure modérée. 50 km/h annonce le panneau.
Village, donc danger.
Respirer. Respirer encore longtemps.
Sortir de l’agglomération, couler la large épingle à gauche, en côte sévère jusqu’au Trou au Loup, petit tunnel routier marquant le fin de l’ascension jusqu’au premier plateau.
Redescente douce puis voie rapide.
Du gaz. 90 km/h, 110 km/h, 140 km/h, 170 km/h.... 4500 puis 5500 tours par minute. La bestiole en demande encore.

Holàààà ! On se calme ! Je n’ai plus l’âge de repasser mon permis.

Cinquième, 130 km/h. Je n’en bouge plus...tant que c’est autorisé. Je ralentis quand il le faut. Sagement.
Je respire. Je respiiiiiiire.
Je me nourris de ce paysage fait de courbes molles, de bosquets frais, de pâtures à vaches montbéliardes, à chevaux comtois à grosses pattes, de fermes crasseuses et de hangars moches.

Bientôt les sapins noirs s’approchent de la chaussée et se courbent à l’unisson pour saluer ceux qui l’empruntent.

Les fleurs des champs adoptent d’autres livrées, et disséminés dans les talus, les radars sont les mêmes que partout ailleurs.

Contrôle de soi et modération s’imposent.

Pontarlier, contournée en suivant un boulevard sans âme, bordé de McDo, Décathlon, Grills du Trappeur et autres palais de la consommation. Côte à côte, les Abattoirs et la Caserne des Pompiers.
Véridique. Ne pas se tromper de portail.

La gare, l’hôtel de Police, où je vins une fois, tout jeune, reprendre possession de la mob qu’un aigrefin nous avait dérobée à Besançon, par une nuit d’orage carabiné. Pour l’anecdote, Besançon-Pontarlier, ça fait 60 km. Sous les trombes d’eau, avec un 103 Peugeot. Fallait franchement que le gaillard ait un intérêt majeur pour se lancer dans l’aventure...

Sortie de Pontarlier. Deux possibilités :
Soit :
prendre à droite, rejoindre là lac de Malbuisson, en faire rapidement le tour -20 km- et prendre une bière, les orteils dans l’eau, au petit resto qui donne directement sur les flots, l’Escale, puis rentrer par Frasne. J’adooooore cette route, autant à vélo qu’à moto.
Soit :
prendre tout droit, monter encore sous les sapins de plus en plus noirs, peut-être croiser un chamois en goguette, méfiance ! et virer sur les Hôpitaux Neufs, Métabief, St Antoine, haut lieu du fromage de Comté, dévaler jusqu’à Labergement, boucler le tour du lac de Malbuisson, se régaler d’une glace Bertillon à la terrasse de l’Hôtel du Lac, et redescendre, également par Frasne.

La vie est faite de choix.
On en a, des soucis...

Il fait bon rêver, hein ?
Il fait bon remuer les bons souvenirs, vous ne trouvez pas ?
Fantasmer.
Fabuler.
Fariboler.

Le choix qui s’offre, aujourd’hui, jour 39 du confinement, c’est : à quelle table vais-je m’installer dans le jardin, pour écrire ma page quotidienne ?

Ni chamois, ni radar, ni glace de Chez Bertillon...
On en a, des tracas...