Œil de DOM
Se coucher tard nuit. Me lever matin m’atteint.

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Chauffeur de bus

mercredi 4 avril 2012, par Dominique Villy

Dans l’ une des écoles où je reviens régulièrement user mon temps et mon énergie, il m’arrive parfois d’être en surnombre.

Ces moments rares et donc précieux me fournissent l’occasion d’élargir le champ de mes activités.

Les tâches répétitives inhérentes à l’administration d’une communauté de 200 jeunes âmes offrent parfois de singulières béatitudes, surtout les veilles de bourrasques de neige, lorsque le bâtiment entier vibre de l’énervement d’une horde de gamins que des adultes, à bout de souffle, peinent à contrôler...

Les clameurs tonitruantes montant des salles de classe, - où se mêlent les trépignements de douzaines de paires de baskets et les vociférations des enseignants que l’on devine arc-boutés sur leurs manettes pour maintenir le cap - achèvent de donner au cliquetis de mon clavier des accents de gazouillis printanier...

Ce lundi-là, j’étais donc occupé à la saisie de quelque liste, destinée aux profondeurs insondables d’un tiroir poussiéreux, au service des affaires en cours de classement, loin, là-bas, quelque part dans les sous-sols de l’inspection académique. C’est vous dire l’importance de ma mission.

Je m’y étais collé, corps et âme, sans relever la tête, méprisant la crampe sournoise imputable à l’inconfort du mobilier d’un autre âge.

J’avançais dans l’ouvrage avec l’assurance tranquille d’un rouleau compresseur, ponctuant chaque page saisie d’un cri de bûcheron.

Certes, ce travail était vain, mais il serait livré à l’ heure dite !
Rien ne saurait fournir à l’homme une telle félicité que celle de la tâche accomplie !

Mon directeur surgit alors dans l’embrasure, la frisure en bataille.

« Dom, y a deux classes qui partent en bus pour Métabief, je ne peux pas laisser mes élèves seuls, faudrait que tu ailles relever le numéro du permis du chauffeur... »

Il faut savoir que le directeur d’une école primaire est garant de la sécurité des élèves, et qu’il doit s’assurer lui­même de la conformité du permis de conduire des employés de sociétés de transport agréées par l’éducation nationale, ainsi que de l’état apparent du véhicule...

Je me précipite, je fends une cohorte de gamins excités, et je bondis dans le bus avant qu’ils l’envahissent et que le vacarme s’installe.

« Bonjour monsieur, vous avez de la chance, ils me paraissent juste à point, les chérubins, vous n’aurez pas besoin de mettre la radio, vous n’allez pas vous sentir seul, pour monter jusqu’à Métabief !

Bon, soyons sérieux, m’sieur, vous savez comme sont nos patrons, hein, m’sieur, toujours des paperasses ; alors, j’pense que vous avez vot’permis, m’sieur, mais faut quand même que j’vous l’demande, m’sieur, y m’faut le numéro, voyez... »

Bizarre, je sens comme un flottement... Bon, mais j’veux pas y passer une heure, moi, j’ai pas qu’ça à faire.

« Alors, vous m’dites, m’sieur, numéro tetete tetete, ok, merci m’sieur, voilà, le p’tit papier est bien rempli, m’sieur, on va leur envoyer, y en aura bien un qui saura faire une cocotte avec, moi, c’que j’vous en dis, c’est qu’ils nous enquiquinent, et pas qu’un peu, qu’est-ce que j’en sais, moi, si votre bus a du frein ou pas, c’est plutôt vous qui êtes au courant, m’sieur, en cas de choc, c’est bien vous qui êtes en première ligne, alors, pourquoi y vous d’mandent pas à vous, m’sieur, plutôt qu’à moi, m’sieur ?"

Je relève la tête, en quête de l’approbation du chauffeur.

Merde, la gaffe !

Quoi qu’un peu masculin dans son allure, le chauffeur de ce bus est une chauffeuse !

Et moi, comme un con, ça fait dix minutes que je lui tartine des « m’sieur » à n’en plus finir...

Elle me fixe, avec !’air de se demander si je me force ou si c’est mon état normal.

Je suis mal !

Je sais pas comment m’en sortir.

Je voudrais être n’importe où sauf où je suis.

J’me’ sens lamentable, si je dis quoi que ce soit, je m’empêtre.

Alors j’me montre héroïque :

« Allez, m’sieur, merci pour tout, et bonne route. ))

@ Dominique Villy décembre 2002