Œil de DOM
Se coucher tard nuit. Me lever matin m’atteint.

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Ventoux...

dimanche 18 mars 2012, par Dominique Villy

Et voilà !

Maintenant, j’ai mal, maintenant, je souffre !

Et c’est ma faute...
C’est pas la peine d’essayer de mettre ça sur le dos de je-ne-sais-qui : Tout est de ma faute !

Y a pas idée, non plus, de se fourrer dans un guêpier pareil !

Un an que j’en parlais. Un an, et même plus, que je le claironnais !

Quel con !

Et bien maintenant, assume, vieux. Rame, couine, gémis : tu l’as bien cherché. La prochaine fois, tu mettras tes pattes sur ton nez, tu la ramèneras un peu moins, et tu seras peinard !

Au lieux d’être là, à porter ta croix, tu pourrais te prélasser devant une bière, en terrasse, à l’ombre d’un tilleul, un journal plié en quatre dans la poche, et même pas obligé de le lire !

Et toi, comme un bagnard, tu sues sang et eau, tu souffres, tu grinces...

Gros malin.

Ça m’a pris il y a plus d’un an.

En juin 2006, exactement.

J’étais descendu à moto, dans le Luberon, pour un week-end.

Le soleil, l’ivresse retrouvée des grandes migrations à moto, vingt-cinq ans après... L’air qui fouette le visage, le ronronnement du moteur, les vibrations, l’odeur du cuir, je sais pas, quoi, mais j’me suis trouvé dans une sorte d’état second.

Quand je l’ai aperçu, là-bas, sur ma gauche, dépassant tout, écrasant de sa force tranquille les garrigues brûlées de soleil, j’ai été titillé.

Des images enfouies sont remontées à la surface, des impressions vielles de quarante ans, un peu diffuses, un peu nébuleuses...

J’ai tourné la tête, je l’ai regardé longtemps. J’ai même ralenti l’allure, et cependant la fluidité du trafic sur l’autoroute incitait à mettre la poignée dans le coin, comme on disait autrefois !

Il m’attirait... Il me causait...bref, j’étais ferré !

J’en ai été sûr : j’allais me le faire ! Et vite !

Alors, durant le week-end, j’ai guetté le moment où je pourrais m’absenter deux heures durant de chez mes hôtes... Une envie irrépressible d’aller le fouler aux pieds, de le renifler, de le toucher, de le respirer... Allez savoir s’il n’y a pas de la sorcellerie là-dessous ?!

Le dimanche matin, toute la maisonnée dormait du sommeil du juste... Je me suis éclipsé en catimini, ému comme une jeune mariée : j’avais un rendez-vous secret avec la plus belle motte de tout le sud de la France.

Tu parles, « la plus belle motte » !
Une taupinière ratiboisée sur le flanc de laquelle je suis en train de crever, ouais !

Et pourtant, je le savais ! J’étais prévenu !

Le quatre cylindres frémissait d’aise, en m’emportant vers mon destin : trois quarts d’heure de marche d’approche, entre cerisiers croulant sous le poids des fruits gorgés de soleil et champs de lavande à en attrapper le tournis. Les courbes et les rondeurs s’enchaînaient et j’avais décidé de profiter de tout : la lenteur serait mon alliée ; au diable les repose-pieds qui raclent l’asphalte, et les bottes qui baillent rapidement, il me fallait m’emplir le regard, la poitrine et les tripes de l’espace fantastique que je sillonais !
Alors je roulais « grand-tourisme », tout en souplesse, presque sans bruit, fendant l’air comme ces grands oiseaux qui traversent le ciel, négligeant de donner le moindre coup d’aile.

Que du bonheur.

Il me laissait l’approcher ; ses contours de plus en plus nets se détachaient sur l’azur intense.

Saleté ! T’imagines pas cette caillasse pelée, ce soleil de plomb, ces mirages qui te font douter de toi, comme dans « Tintin et l’or noir ». 
Saleté, que je vous dis !

Les premières pentes, toute fraîches sous l’auvent naturel des pins, les cigales matinales, le vol hâtif de quelques oiseaux qui s’affairent avant les premières chaleurs... Je balance la moto à droite, à gauche, dans un jeu ample et contenu.

C’est pas du réel, c’est de la poésie, tout ça !
En vrai, d’un virage à l’autre, ça dure des heures et chaque seconde dure une vie !

Et puis la pente s’incline davantage. Elle était sévère, elle devient vertigineuse. Les cent chevaux de la machine y trouvent matière à s’exprimer. Les sorties d’épingles sont avalées sans sourciller, dans un frémissement, en ronronnant de plaisir. L’excitation monte, mon regard se concentre sur un point, là-bas, au loin, qui apparaît lentement entre les feuillages qui se raréfient :
Le Sommet.

Si tu crois qu’il apparaît comme-ça, le sommet, en un claquement de doigts, tu te gourres, mon gars. On voit bien que c’est pas toi qui galères ! Des plombes, que ça dure ! Parfois, tu crois reculer, tellement tu progresses peu ! Mais quelle idée, mais quelle folie !

Des grappes de cyclistes se mesurent au géant. Je les dépasse en douceur, en leur laissant le plus de champ possible ; leur tâche est suffisament rude pour que je ne leur ajoute pas l’inconfort d’une accélération bruyante et nauséabonde.

C’est ça, mon bonhomme, fais nous ton numéro de l’angelot qui survole sans déranger... Si tu savais ce que j’ai envie de leur crier, à tout ces cuistres motorisés !

Après vingt kilomètre d’ascension dans les sous-bois, Il apparaît dans toute sa splendeur, dans toute sa majesté : toute trace de végétation a définitivement disparu, l’univers n’est plus que minéral. La roche déclinée dans un camaïeu d’orange, sur le bleu pur du ciel. Les choses sérieuses vont commencer : la rampe s’élève à huit ou neuf pour cent maintenant, à peu près comme l’accès à notre Citadelle bisontine... Je donne un peu de gaz, la moto avale la difficulté, je m’élève.

Une fille a jeté son vélo dans le bas côté, la tête dans les bras, elle hoquète, le visage rouge et couvert de larmes... Je m’arrête, mais la pente est telle que je ne peux béquiller la moto. Je coupe le moteur et lui demande si je peux faire quelque-chose pour atténuer sa souffrance.
« - Merci, vous êtes gentil... Je vais pleurer encore un peu et ça ira mieux après ; je monterai !

Vas-y, fais le mariole, avec ton moteur sous le cul ! Essaie seulement de grimper comme elle, à la force du mollet !

Quelques minutes encore pour venir à bout du dernier raidillon, et c’est la récompense : du sommet de Mont Ventoux, le panorama se déroule sur trois cent soixante degrés ; c’est une splendeur ! Toute la Provence à portée de main, en cadeau pour ceux qui ont gravi mètre par mètre ce sommet mythique. Et ils sont légion, certains hors de souffle, titubant sur leur vélo, d’autres seulement un peu éprouvés, d’autres encore frôlant la syncope.
Les hommes arrivent de tous horizons et leurs machines sont de toutes les sortes : vélos sophistiqués en matières ultra-légères, vtt pesants lestés de sacoches rebondies, vieux clous d’un autre âge, vélos pliants comme on en voit sur les bateaux qui descendent les fleuves, et même un monocycle !

Alors, évidemment, je me trouve un peu décalé, sur ma grosse routière d’outre Rhin !

C’est peut-être à ce moment qu’est née l’idée...

Un jour, moi aussi, je viendrai jusqu’ici sur mon vélo ! Na !

Et voilà !
Et maintenant, je souffre !
Depuis le premier kilomètre, je souffre !
Mais j’y suis, alors je pousse sur les manivelles.
J’en bave.
Mais j’y arriverai.
Mais j’en bave.

Après quinze km passés à m’attendre, Gilles qui m’accompagne dans cette épopée prend le large, je ne le reverrai pas avant le sommet.

C’était convenu entre nous.

Les kilomètres s’étirent, puis les hectomètres...
Pour finir, ce sont les mètres grignotés sur le flanc abrupt que je compte.

J’en suis à scruter le dessin du pneu avant, et je jure qu’il n’est pas flou du tout : c’est dire ma lenteur !

La crampe qui me scie le mollet droit n’aura pas raison de mon obstination : je marche en traînant la patte durant deux cents ou trois cents mètres, et j’enfourche de nouveau mon vélo tout maigre (pour le coup, je l’envie !). Je me jure que j’y arriverai, quitte à terminer avec les dents (que j’ai pourtant fragiles en ce moment !) .

Une dernière épingle.

La sueur me brûle les yeux, mon camel-sac est vide, mon bidon aussi - j’ai lampé plus de trois litres d’eau citronnée en 27 km !- alors je donne ce qui me reste de hargne... et je franchis la ligne.

Rire ou pleurer ?
Je ne sais plus trop.
Je mêle certainement les deux...

Pétard, j’y suis arrivé !